Le 23 septembre 1970, Ă 5 heures 37 du matin, dans le silence feutrĂ© de son appartement parisien, une lumiĂšre sâest Ă©teinte. AndrĂ© Raimbourg, connu de tous sous le nom de Bourvil, a rendu son dernier souffle Ă lâĂąge de 53 ans. La nouvelle, lorsquâelle se rĂ©pandit, ne provoqua pas de clameur, mais un sentiment de vide immense, comme si une part de lâĂąme collective de la France venait de sâĂ©vanouir. Car Bourvil nâĂ©tait pas seulement un acteur ; il Ă©tait un ami, un membre de la famille que des millions de Français avaient adoptĂ© sans mĂȘme le connaĂźtre. Mais derriĂšre son sourire Ă©ternel et sa bonhomie lĂ©gendaire se cachait un drame intime, un combat menĂ© avec une dignitĂ© et une discrĂ©tion qui forcent aujourdâhui encore lâadmiration.
Pendant prĂšs de trois ans, lâhomme qui a fait rire des gĂ©nĂ©rations entiĂšres a luttĂ© en secret contre la maladie de Kahler, un cancer de la moelle osseuse aussi rare quâimpitoyable. Il a choisi de ne rien dire, ou presque. Seul un cercle restreint, dont sa femme Jeanne et ses deux fils, Ă©tait au courant de la gravitĂ© de son Ă©tat. Pour le reste du monde, pour ses collĂšgues et mĂȘme pour ses amis les plus proches comme Louis de FunĂšs, Bourvil restait cet Ă©ternel optimiste, cet homme simple et lumineux. Il ne voulait pas de la pitiĂ©. Il voulait continuer Ă offrir ce quâil avait de plus prĂ©cieux : la joie.
Le tournage de ses derniers films fut une Ă©preuve de chaque instant. Sur les plateaux du âCercle Rougeâ de Jean-Pierre Melville et du âMur de lâAtlantiqueâ de Marcel Camus, les techniciens et les acteurs remarquaient bien sa fatigue. Il arrivait plus tard, marchait plus lentement, cherchait Ă sâasseoir dĂšs que possible. Mais dĂšs que le moteur de la camĂ©ra se mettait en marche, la magie opĂ©rait. La douleur semblait sâeffacer, remplacĂ©e par cette Ă©nergie comique et cette tendresse qui le caractĂ©risaient. Le jeu Ă©tait devenu son armure, son refuge pour oublier la souffrance qui le rongeait. Il ne voulait pas âabĂźmer le filmâ, comme il le confia pudiquement Ă Melville en devant renoncer Ă une partie de son rĂŽle, tant son corps ne suivait plus.
Cette force de caractĂšre, cette volontĂ© de protĂ©ger les autres, puise ses racines dans son histoire personnelle. NĂ© AndrĂ© Raimbourg en 1917 dans un petit village de Normandie, il nâa jamais connu son pĂšre, mort de la grippe espagnole avant sa naissance. ĂlevĂ© par sa mĂšre et son nouveau mari, un agriculteur, il grandit dans la simplicitĂ© dâun monde rural oĂč le travail et la discrĂ©tion sont des valeurs cardinales. TrĂšs tĂŽt, le jeune AndrĂ© aime amuser la galerie, chanter, jouer de la musique. Câest sa façon Ă lui dâapporter un peu de lumiĂšre dans un quotidien parfois rude. Câest cette authenticitĂ©, cette connexion profonde avec la France des campagnes, qui deviendra plus tard sa plus grande force Ă lâĂ©cran.
Il monte Ă Paris avec des rĂȘves plein la tĂȘte et le dĂ©sir de devenir une vedette de la chanson. Adoptant le pseudonyme de Bourvil, du nom du village de son enfance, il se crĂ©e un personnage de âcomique-paysanâ, un peu naĂŻf, un peu gauche, mais terriblement attachant. Ses chansons, comme âLes Crayonsâ ou âSalade de fruitsâ, deviennent des succĂšs populaires. Le cinĂ©ma ne tarde pas Ă lui faire les yeux doux. Il y transpose ce personnage dâhomme simple, sincĂšre, au grand cĆur, qui lui colle Ă la peau.
Mais câest sa rencontre avec Louis de FunĂšs qui va le propulser au panthĂ©on du cinĂ©ma français. Leur duo est une Ă©vidence, une alchimie parfaite entre deux natures comiques opposĂ©es mais complĂ©mentaires. Dans âLe Corniaudâ (1965) puis dans âLa Grande Vadrouilleâ (1966), ils forment un tandem irrĂ©sistible. Bourvil, avec sa gentillesse lunaire, est le contrepoint idĂ©al Ă lâĂ©nergie explosive et Ă la mauvaise foi de de FunĂšs. Le succĂšs est phĂ©nomĂ©nal. âLa Grande Vadrouilleâ restera pendant plus de quarante ans le plus grand succĂšs du box-office français. Sur le tournage, leur complicitĂ© est rĂ©elle, mais leur relation reste empreinte de pudeur. De FunĂšs, comme tant dâautres, ne saura rien de la maladie de son ami.
Pourtant, Bourvil nâĂ©tait pas quâun acteur comique. Il a prouvĂ© lâĂ©tendue de son talent dans des rĂŽles dramatiques poignants. Dans âLa TraversĂ©e de Parisâ de Claude Autant-Lara, face Ă Jean Gabin, il est inoubliable en homme ordinaire confrontĂ© Ă lâOccupation. Dans âLe Miroir Ă deux facesâ dâAndrĂ© Cayatte, il explore une facette plus sombre et complexe de sa personnalitĂ©. Il Ă©tait capable de tout jouer, de tout incarner avec une justesse et une humanitĂ© bouleversantes. Sa vie privĂ©e, Ă lâimage de son personnage public, Ă©tait dâune grande simplicitĂ©. MariĂ© Ă la mĂȘme femme toute sa vie, Jeanne Lefrique, il Ă©tait un pĂšre aimant pour ses deux fils, Dominique et Philippe, loin des scandales et des paillettes du show-business. Son vrai luxe, câĂ©tait son jardin, oĂč il aimait se ressourcer.
Les derniers mois de sa vie furent un lent adieu. Reclus dans son appartement, entourĂ© de lâamour des siens, il continuait de sourire, dâĂ©couter de la musique, de regarder par la fenĂȘtre les arbres de ce jardin quâil aimait tant. Il sâĂ©teignait doucement, avec le mĂȘme courage silencieux qui avait guidĂ© toute son existence. Quand la France apprit sa mort, ce fut un choc. Les cinĂ©mas, spontanĂ©ment, reprogrammĂšrent âLa Grande Vadrouilleâ. Des milliers de personnes se rassemblĂšrent pour ses funĂ©railles, un hommage simple et sincĂšre, Ă son image.
LâhĂ©ritage de Bourvil est immense. Il est de ces acteurs qui transcendent les gĂ©nĂ©rations. Ses films sont devenus des classiques, des madeleines de Proust que lâon partage en famille. Sa silhouette dĂ©gingandĂ©e, son sourire dĂ©sarmant et sa voix douce continuent de rĂ©sonner dans le cĆur des Français. Il nâa jamais cherchĂ© Ă ĂȘtre un hĂ©ros, mais il en est devenu un par sa maniĂšre dâaffronter lâĂ©preuve, par sa volontĂ© de ne laisser derriĂšre lui quâun sillage de gentillesse et de rire. Plus de cinquante ans aprĂšs sa disparition, la prĂ©sence de Bourvil reste une Ă©vidence, une lumiĂšre rĂ©confortante dans le paysage culturel français, le souvenir dâun homme qui, jusquâĂ son dernier souffle, a incarnĂ© la noblesse de lâĂąme.